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Méfiez-vous des injonctions issues de bonnes pratiques

Méfiez-vous des injonctions théoriques issues des « bonnes pratiques » !
Il est bon de lire beaucoup sur les sujets qui nous passionnent, mais il est encore plus important de savoir faire le tri lorsqu’il vient le moment de mettre la théorie en pratique.

Un des exemples fréquemment rencontrés dans le domaine de la gestion des risques, c’est l’utilisation d’une 𝐠𝐫𝐢𝐥𝐥𝐞 𝐝’𝐢𝐦𝐩𝐚𝐜𝐭𝐬 métier (en France), d’affaires (au Québec), organisationnels (dans tous mes référentiels, car tout impact doit affecter l’organisation et pas seulement les affaires).

Que vous dit-on ? Une fois défini un scénario de risque, on l’évalue par rapport à l’impact (conséquence pour ISO 27005:2022) que celui-ci aurait sur l’organisation, pour que celle-ci se sente concernée. Généralement, on utilise des types d’impacts très génériques. Ce sont des « valeurs » de l’organisation qui peuvent être affectés de manière négative par les événements d’origine cyber scénarisés.

Le NIST a deux définitions intéressantes relatives à la sécurité de l’information, qui se complètent, et qui en disent tout de suite beaucoup plus que la définition de ISO 27000 :

1. La magnitude de dommage qui peut être attendue comme conséquence d’une divulgation non autorisée d’informations, d’une modification non autorisée de l’information, de la destruction non autorisée d’informations ou de la perte d’information ou d’indisponibilité du système d’informations.

2. L’effet sur les opérations, les actifs, les individus d’une organisation, les autres organisations ou la Nation résultant d’une perte de la confidentialité, de l’intégrité ou de la disponibilité d’un système d’information.

L’impact est donc l’estimation d’une conséquence. Et la conséquence est un événement (survenue d’un ensemble de circonstances attirant l’attention). Ceux qui me suivent ou qui ont suivi une de mes formations en gestion des risques, ont l’habitude de me voir dsitinguer les événements en événement causal et événement conséquent (désolé pour certains archaïsmes). Un scénario de risque n’est que la juxtaposition de ces deux types d’événements interdépendants, l’un étant la cause de l’autre. Nous refusons d’utiliser le terme plus simple de « cause » car il conduirait rapidement à identifier des faiblesses ou des vulnérabilités en lieu et place à des événements initiaux. Or une faiblesse ou une vulnérabilité décrit un état (statique) et non un événement (dynamique). Sans aller trop dans le détail, il est possible de construire des arbres entiers de causes et de conséquences en retraçant tous les événements consécutifs depuis l’état de faiblesse originelle jusqu’à l’événement final entraînant des conséquences larges sur l’organisation. C’est cet enchaînement d’événements qui constitue le scénario de risque le plus complet.

Parmi les impacts qui sont le plus souvent considérés, on trouve :

  • L’impact réputationnel (notion « tarte à la crème ») : événements ayant un effet sur la réputation de l’organisation
  • L’impact financier (notion très floue, tout n’a-t-il pas une conséquence financière 𝑖𝑛 𝑓𝑖𝑛𝑒 ?) : événements ayant un effet sur les finances de l’organisation
  • L’impact stratégique (qu’est-ce qu’une stratégie ?)  : événements ayant un effet sur la stratégie de l’organisation
  • L’impact légal ou réglementaire : provenant de la non-application des lois et des règlements applicables
  • L’impact opérationnel  : événements ayant un effet sur les opérations de l’organisation (quand ce type d’impact maque, le monde semble dépeuplé)

Ces impacts définissent des types ou des catégories d’impacts. Chaque organisation a ses propres biais pour les identifier et les sélectionner. Une première ligne de défense héritera très certainement des référentiels imposés par la deuxième ligne de défense, que ceux-ci soient pertinents ou non (voir un prochain article sur les méfaits de la propagation des erreurs ou l’idée que la conformité à de mauvais référentiels doive l’emporter sur la pertinence conduisant au non respect des réféfentiels). Il y a d’emblée beaucoup de choses à dire sur cette typologie fragile, on y reviendra. Maintenant, peuvent-ils s’appliquer à un scénario de cybersécurité ?

Prenons un exemple de scénario issu du référentiel Cobit 5, qui n’est pas la meilleure source, mais certaines organisations s’obstinent à l’utiliser malgré tout : « Il y a une infection régulière des ordinateurs portables par des maliciels » (catégorie Malware) ou encore « Des utilisateurs non autorisés essayent de s’introduire dans des systèmes » (catégorie Logiciels). Nous avons bien deux scénarios différents portant sur deux événements distincts dont il faudra estimer, nous dit-on, l’impact sur l’organisation. Organisons cela en tableau pour visualiser les mises en correspondance :

ScénarioImpact financierImpact réglementaireImpact opérationnel
Il y a une infection régulière des ordinateurs portables par des maliciels??Oui
Des utilisateurs non autorisés essayent de s’introduire dans des systèmes »??Oui

Il y a ici deux problèmes : le scénario de risque est très opérationnel et il ne permet pas de déduire avec certitude le type d’impact qu’il aura sur l’organisation, mais assurément, ils traitent d’événements qui affecteront, plus ou moins, les opérations ; les types d’impacts manquent de granularité et semblent bien lointains des événements décrits par les scénarios. Ce phénomène s’accroît dramatiquement lorsque les organisations décident qu’un scénario de risque doit décrire des attaques. Premier constat : il est presque toujours impossible de déduite les conséquences précises qu’auront des événements de cybersécurité lorsqu’ils ne décrivent que des procédés techniques, des tactiques ou des vecteurs d’attaque. Deuxième constat : l’injonction théorique nous fait oublier une notion basique qu’un scénario de risque de cybersécurité est avant tout opérationnel et, comme l’énoncent les définitions ci-dessus, on s’attend à décrire et à mesurer avant tout des conséquences de sécurité. Et cette partie est souvent oubliée par les équipes en charge des analyses des risques ou de la conception des référentiels, par abus de théorie et manque de pragmatisme. Le BIA (Business Impact Assessment), dans le contexte d’une analyse de risque et non de la continuité d’activité, procède toujours de d’un SIA (Security Impact Assessment). En fait, dans la pratique, ils sont indissociables. Les dissocier est une erreur qui diminue la pertinence du travail de l’analyste.

Voici le tableau qui devrait être utilisé en premier lieu. Chaque type d’impact organisationnel issue d’un BIA est découpé en 3 critères de SIA (valables pour la sécurité de l’information) symbolisés par la triade CID (pour Confidentialité, Intégrité, Disponibilité) :

RéputationnelFinancierLégal et réglementaireOpérationnel
CIDCIDCIDCID

On l’interprète comme cela : « quel événements relatifs à la perte de confidentialité. intégrité et disponibilité de l’actif X auraient une conséquence notable sur l’axe réputationnel, financier, réglementaire ou opérationnel ? »

En se posant systématiquement ce type de question, on va pouvoir s’assurer aussi que le scénario de risque retenu n’est pas juste un événement de menace simple (vecteur, TTP), mais décrit des circonstances qui affectent réellement l’organisation à partir de la perte d’objectifs. Si on fait l’erreur de décrire un scénario par « risque d’élévation de privilège » il sera illusoire de le rattacher à un quelconque risque. En revanche, l’ajout de vecteurs et de TTPs dont on aura préalablement recueilli des statistiques, permettent non seulement de compléter et rendre unique un scénario, mais aussi d’estimer les probabilités d’occurrence des événements.

Mais si on voulait décrire des conséquences pertinentes, il faudrait les rendre plus granulaires et les associer à des événements conséquents qui aient un sens pour l’organisation. Par exemple, pour l’organisation Y, quels événements spécifiques pourraient affecter négativement la réputation ? D’où le tableau suivant :

Critère de sécuritéImpact réputationnelImpact financierImpact légal et réglementaireImpact opérationnel
ConfidentialitéDiffusion massive de données sensiblesAucun (cf. impact réglementaire)Non-conformité à la loi 25 (RGPD) menant à des sanctions pécuniairesCorrection de la fuite de données
IntégritéModification des comptes clients ou défacement d’un site web institutionnelFraude consécutive à l’intrusion dans un systèmeModification non autorisée de documents légaux ou de données personnellesCorrection de l’attaque
DisponibilitéIndisponibilité d’une application en ligne utilisée par des clientsPerte de revenu engendré par l’indisponibilité d’un système ou de données requises pour une transaction L’attaque d’un logiciel ou d’un système dégrade ou interrompt durablement les opérations

Tout événement de cybersécurité (événement causal) doit être associé à une conséquence pour l’organisation (événement conséquent) qui peut être mesurable par l’organisation.

Une fois que nous avons corrigé ce premier problème, force est de constater que cette typologie très générale est conceptuellement un peu fragile. D’abord, pour une organisation, toute conséquence affecte directement ou indirectement ses capacités financières, que ce soit par une perte de revenu, une sanction administrative ou un dépassement de budget. On s’attendrait donc à ce que l’aspect financier se retrouve en filigrane dans toutes les conséquences. Ensuite, on doit distinguer les conséquences immédiates (souvent plus fréquentes, mais de moins grande magnitude) à un événement de cybersécurité, des conséquences tardives (souvent plus rares, mais de plus grande magnitude). Et pour une fois, je vais reprendre tel quel le modèle apporté par la méthode FAIR (Factor Analysis of Information Risk) qui devrait être étudiée par tous les analystes qualitatifs tant elle remet de l’ordre et du bon sens dans l’exercice de la discipline.

FAIR énonce les conséquences suivantes :

  • Magnitude de Perte Primaire (PLM, Primary Loss Magnitude) associées aux réaction des parties prenantes primaires (qui sont affectées immédiatement)
    • Perte de productivité (ralentissement de la production, chômage technique)
    • Remplacement d’un bien ou correction d’un problème
    • Réaction (immédiate) à un incident (p. ex. déclenchement d’un plan de continuité des affaires, confinement d’un système, activation d’une cellule de crise)
  • Magnitude de Perte Secondaire (SLM, Secondary Loss Magnitude) associées aux réaction des parties prenantes secondaires (qui sont affectées plus tard)
    • Perte d’un avantage compétitif (ou d’une part de marché)
    • Atteinte à la réputation (coûts liés aux relations publiques)
    • Amendes et décisions de justice (coûts liés à assurer une défense juridique)
    • Réaction (plus tardive) à un incident (p. ex. le coût lié à l’implication des forces de l’ordre, à la notification de régulateurs et clients)

Parce que ces conséquences sont issues d’une méthode quantitative ou le coût financier est le dénominateur commun, aucun impact financier n’est mis en exergue. La méthode offre une typologie plus pertinente.

Revenons à nos moutons cybernétiques : si le scénario sélectionné ne décrit pas un événement pouvant être associé à l’une des conséquences ci-dessus, c’est qu’il n’est pas pertinent et est inexploitable. Reprenons un des exemples de scénarios Cobit très imparfaits ci-dessus et ajoutons des informations manquantes pour construire des scénarios plus pertinents, distincts et procédant de la perte de la confidentialité, de l’intégrité et de la disponibilité :

  • Il y a une infection régulière des ordinateurs portables par des maliciels (entraînant quoi pour les utilisateurs, les processus de l’organisation ?)
    • Ralentissant le poste de travail (conséquence primaire sur le système)
      • Réduisant la productivité des utilisateurs légitimes
        • Forçant les équipes informatiques à intervenir
      • Entraînant le mécontentement des utilisateurs
        • Forçant les équipes informatiques à intervenir
    • Entraînant un redémarrage inopiné d’applications (conséquence primaire sur les applications)
      • Réduisant la productivité des utilisateurs légitimes
      • Entraînant le mécontentement des utilisateurs
  • Des utilisateurs non autorisés essayent de s’introduire dans des systèmes (pour faire quoi ? Avec quelles conséquences ?)
    • Dégradant le fonctionnement du système
      • Réduisant la productivité des utilisateurs légitimes
      • Entraînant le mécontentement des utilisateurs
    • Accédant en lecture à des données confidentielles
      • Entraînant une non-conformité réglementaire
        • Affectant la réputation de l’entreprise
        • Menant à une amende pour non-conformité
      • Entraînant une violation d’obligations contractuelles
        • Menant la perte d’un client important
      • Entraînant des articles de presse à grande diffusion
        • Affectant durablement la répudiation de l’organisation
          • Menant à des opérations dispendieuses de relations publiques
        • Provoquant une fuite importante de clients

Ce n’est pas exhaustif, mais cela renforce la structure et la mise en relation des événements. Ces relations peuvent être mises en évidence par des arbres de conséquences complets.

Dans les exemples incorrects provenant de Cobit 5, il est difficile de faire une association plausible. Il vaudra mieux réécrire un scénario en suivant la syntaxe suivante, plutôt que de sélectionner au hasard dans divers référentiels des mauvais exemples :

Cas 1 : l’audience principale n’est pas technique

Impact sur les CID + événement de sécurité haut niveau + actif concerné + type d’acteur (interne/externe) (+ cause supposée ou avérée) + Conséquence organisationnelle

Par exemple :
« Indisponibilité de la base de données X par suite de l’attaque par un acteur externe (rendue possible par un défaut de configuration) occasionnant une perte importante de productivité (idéalement quantifiable). »

Cas 2 : l’audience principale est technique

Impact sur les CID + TTP ou vecteur + actif concerné (+ cause supposée ou avérée) + Conséquence opérationnelle

Par exemple :
« Divulgation de données confidentielles suite à un abus de privilèges par un acteur interne permettant de visualiser le contenu d’une base de données X (rendue possible par un processus d’octroi des permissions défaillant) occasionnant une non-conformité avec la loi sur la protection des renseignements personnels (Québec) »

En résumé :

  • Le choix de la typologie d’impacts (ou de conséquences) est très important et il doit avoir du sens autant pour décrire un scénario de cybersécurité que pour estimer les conséquences sur l’organisation
  •  Le choix de la typologie doit influencer la manière dont on décrit un scénario de risque pour permettre de faire un lien logique et vraisemblable
  • Il est impossible d’estimer une conséquence autre qu’opérationnelle pour un événement si on ne retient de lui que son aspect opérationnel et technique
  • On ne doit jamais faire ce qu’une norme, un cadre ou une bonne pratique nous force ou suggère de le faire, par principe, mais parce que cela fait du sens après analyse de toutes les informations et après avoir porté un regard critique

Igor Scerbo est le fondateur de l’entreprise de services Cyriskintel, le concepteur de divers référentiels et formateur en gouvernance et gestion des risques.